lundi 22 juin 2009

Hiroshima, son amour

Kenzaburô Ôé est la grande figure littéraire de la seconde moitié du XXe siècle au Japon. Prix nobel en 1994, il jouit d'une forte notoriété et d'une grande estime de ses travaux. Le premier article de ce blog a d'ailleurs été consacré à l'une de ses nouvelles, Seventeen. Je reviendrai plus en profondeur sur ses romans dans un autre article, car j'ai fait l'acquisition de certains d'entre eux.

Notes de Hiroshima n'est pas un roman, mais un essai rédigé par le jeune Kenzaburô Ôé entre l'été 1963 et la fin 1965. Découpé en sept chapitres (et un prologue), Ôé expose ses réflexions à un instant donné sur un visage d'Hiroshima. Ôé écrit dans la préface pour la nouvelle édition anglaise du livre que la première semaine où il a été à Hiroshima a totalement changé sa vie, alors même que jamais il n'aurait pu croire à ce concept d'une semaine qui pourrait tout changer. A cet instant, Ôé se sentait dans l'impasse au niveau littéraire et sur le plan plus personnel, son fils venait de naître, malformé, et le choix s'imposait à lui de le laisser mourir ou de le faire opérer, pour qu'il vive en gardant un lourd handicap. D'une certaine manière, d'après Ôé lui-même dans cette préface, ce livre ou encore lors de son discours à Stockholm de 1994, c'est Hiroshima qui l'a sauvé.

Le cénotaphe de Hiroshima

A l'origine venu couvrir la neuvième Conférence mondiale contre les armes nucléaires, Ôé va se détourner de cette mission pour plonger dans la vraie Hiroshima, comme il se plait à l'écrire. L'on se perd un peu au début dans les jeux politiques qui se déroulent à cette Conférence, mais cela est vite gommé pour laisser place aux réflexions et aux histoires des témoins, pris entre le "devoir de mémoire" et le "droit de se taire", que sont des vieillards, des femmes défigurées, et des médecins courageux qui soignent le Mal depuis le 6 août 1945 sans jamais s'arrêter, dans une lutte contre une force qui les dépasse, mais seules digues face au syndrome des atomisés. Dans ce courage quotidien, Ôé découvre la "dignité". Ce mot, en japonais, n'est que peu employé, et Ôé ne le connait que par son étude de la littérature française. Le sens plein de ce mot japonais, igen, Kenzaburô Ôé le retrouve pleinement dans la vie des vrais d'Hiroshima. Ainsi, dans l'ultime paragraphe du Chapitre IV, intitulé De la dignité humaine, Ôé écrit ceci :
"Je n'ai jamais réussi à rédiger un devoir correct sur le thème : "Comment faire pour me donner une dignité ?" mais je crois qu'à présent j'ai découvert au moins le moyen de me préserver de l'humiliation ou de la honte : tâcher de ne jamais perdre de vue la dignité des gens de Hiroshima."

La dignité n'est pas la seule notion abordée dans ce traité humaniste, et il suffit pour cela de lire les titres des chapitres : De la dignité humaine, donc, mais aussi Hiroshima la moraliste, Ceux qui ne capitulent jamais ou encore Un être authentique. Ôé retrouve dans Hiroshima tout ce qui fait l'humanité, et le communique avec une force incroyable en posant les questions justes, sans pour autant y répondre, car c'est à chacun de donner sa meilleure réponse.
A moins d'adopter l'attitude de celui qui ne veut rien voir, rien dire et rien entendre, qui d'entre nous pourra donc en finir avec cette part de Hiroshima que nous portons en nous-mêmes ?


jeudi 18 juin 2009

Hiroshima, fleurs d'été

Le 6 août 1945, à 8h16 tombe sur Hiroshima la première bombe atomique. Trois jours plus tard, une seconde est larguée sur Nagasaki, le 9 août 1945 à 11h02. Le 15 août, le Japon capitule. Certains diront que ces bombardements étaient nécessaires pour mettre un terme rapide à la guerre, que cela a évité des pertes bien supérieures si la guerre s'était prolongée. Certes.
On dit également que c'était pour damer le pion aux soviétiques, qui entrent en guerre contre le Japon le 8 août et ainsi éviter une propagation du communisme. Certes.
Hiroshima : sur 310 000 personnes, entre 90 000 et 140 000 personnes seraient mortes.
Nagasaki : sur 250 000 personnes, entre 60 000 et 80 000 personnes seraient mortes.
Et des malades.
Eisenhower, dans ses mémoires, dira que "MacArhur pensait que le bombardement était complètement inutile d'un point de vue militaire".
Qu'ajouter ?

Comment percevoir ce qu'ont vécu les survivants d'Hiroshima et de Nagasaki ? Comment imaginer le traumatisme de toute la société japonaise ? Au début censurée par l'occupation américaine, une littérature de la bombe atomique est née, la Genbaku-bungaku, qui s'attache à décrire le spectacle de la dévastation.
C'est cette littérature que j'ai décidé d'explorer, et j'ai voulu commencer par un des piliers, considéré parfois comme le livre le plus abouti. Il s'agit d'Hiroshima, Fleurs d'Eté, de Tamiki Hara ; recueil de trois nouvelles qui couvre successivement l'avant, le pendant et l'après.
Pour parler de Tamiki Hara, je m'en remet à l'une des traductrices, Rose-Marie Makino-Fayolle, qui écrit dans l'Avant-propos : "Né en 1905 à Hiroshima, Tamiki Hara s'impose rapidement comme un écrivain et poète brillant, engagé politiquement. Au début de l'année 1945, brisé par le récent décès de sa femme, il revient dans sa ville natale et s'y trouve encore le 6 août, au moment où explose la bombe. Survivant traumatisé, Tamiki Hara continue d'écrire sans relâche, mais il se jette en 1951 sous un train de banlieue, dans un dernier cri de protestation contre la folie des hommes."
Trois nouvelles, donc : Prélude à la destruction, Fleurs d'été et Ruines. Dans ces trois nouvelles, les deux dernières sont à la première personne, et seule la première est narrée à la troisième, avec des prénoms différents de ceux de l'auteur, mais les similitudes avec les personnages des nouvelles suivantes pousse à penser qu'il s'agit d'un ensemble racontant la même histoire, celle de Tamiki Hara.

La première nouvelle nous conte donc ce qui se passe à l'été 1945 pour une famille d'Hiroshima. Plus la nouvelle avance, et plus la tension est palpable. Le Japon est de plus acculé sur ce front du Pacifique par les Etats-Unis et les ordres d'évacuation se font de plus en plus nombreux. Le Japon se prépare à défendre chèrement sa peau dans l'un de ses derniers bastions. Les privations marquent les esprits, la vie est rude. L'atmosphère se délite donc au fur et à mesure, les premiers bombardements pleuvent sur Hiroshima, puis approche août, et toujours des alertes, mais plus de bombardement. Le lecteur sait. La bombe A approche, jour après jour. Le narrateur aussi le sait, et apparaissent alors des parenthèses, procédé qu'il n'avait pas utilisé lors des cinquants pages précédentes. Elles s'attardent sur le sort de personnages dont c'est la dernière apparition dans la nouvelle. Ces parenthèses sont cliniques, et lorsqu'il s'agit du jeune neveu, ce ne peut qu'être terrible. Finalement, la nouvelle s'arrête sur une dernière phrase, "Il restait une quarantaine d'heures avant que la bombe atomique ne fût lâchée sur la ville."

Fleurs d'été s'attache elle à raconter la destruction d'Hiroshima. Cette destruction, justement, est vite racontée. L'explosion de la bombe ne prend pas beaucoup de temps. Pourquoi ? Car tout cela s'est passé très vite, et le narrateur ne sait pas qu'il s'agit d'un nouveau type de bombe qui est ici largué. Une sourde explosion, la destruction, ses yeux qui saignent. En une page, le lecteur sait ce qui s'est passé, et le reste de la nouvelle traite de l'immédiate réaction à l'explosion atomique. La ville est détruite et les familles éparpillées. Chacun fuit pour échapper à l'incendie qui ravage Hiroshima. Le narrateur est un "chanceux" il n'a pas de blessure grave, il peut s'occuper de ceux qui l'entourent, du mieux qu'il peut, en cherchant des gens qu'il connait, qu'il finit d'ailleurs par retrouver. Personne ne se doute de ce qui s'est passé. Les gens s'en foutent, en réalité. Ils souffrent, hommes, femmes, enfants. Les médecins font leur possible pour sauver le plus de personnes possible, mais les pertes sont considérables. Un homme cherche sa fille qui se rendait à l'école. Il fouille les restes de cette école, retourne les cadavres calcinés, cherche dans la rue, sur le chemin, pour finalement revenir à l'école, chercher sans fin un corps désintégré. L'écriture de Tamiki Hara est clinique, juste et ciselée, alors que l'on pourrait facilement sombrer dans le pathos et le larmoyant, ici c'est un ressenti immédiat face à l'incompréhension et l'ignorance d'un homme qui cherche un sens à sa vie après cela. En une trentaine de pages, il donne une leçon de ce qu'il a vécu à Hiroshima, son expérience personnelle. Ce n'est pas étonnant si cette nouvelle est considérée comme une référence littéraire au Japon, tant elle est juste.

Cette incompréhension de la catastrophe se retrouve bien évidemment dans Ruines, se passant quelques jours et semaines après l'atomisation d'Hiroshima. Un certain nombre de survivants meurent inexplicablement, lorsque des piqûres sont réalisées, les entailles s'infectent jusqu'à la mort, les enfants perdent leurs cheveux et blêmissent jusqu'au gris, les hommes ne se remettent pas de leur état d'extrême faiblesse. La maladie des atomisés tuent à petit feu les hibakusha (ceux qui ont été exposés aux radiations atomiques des explosions d'Hiroshima et Nagasaki), qui ignorent tout de ce qui se passe, et de ce qui s'est passé. Ruines, ce n'est pas que cela, c'est également la recherche éperdue de ceux qui se sont "volatilisés" dans l'explosion : cadavres calcinés ou désintégrés, tout le monde cherche quelqu'un à Hiroshima, et c'est sur cela que se clot la nouvelle et le recueil, avec l'exemple de M. Moki, à Shanghai lors de l'explosion qui ne retrouve à son retour ni femme, ni enfant, ni rien. Je ne peux m'empêcher de copier le dernier paragraphe de l'ouvrage :

"Et lorsqu'il montait dans le tramway où se côtoyaient toutes sortes de gens, M. Maki voyait également des passagers lui faire un signe de tête, de part et d'autre. Quand lui-même répondait sans bien réfléchir par un signe de tête, il arrivait qu'on lui dise par exemple : "Mais vous n'êtes pas M. Yamada !", car on l'avait pris pour un autre. Alors qu'il venait de raconter cette anecdote à un interlocuteur, M. Maki comprit qu'il n'était pas le seul à se faire saluer par un inconnu. En effet, il y avait continuellement à Hiroshima quelqu'un qui recherchait, maintenant encore, une personne."

mercredi 17 juin 2009

On the road again

J'ai attendu longtemps avant de lire La Route, de Cormac MacCarthy. Ce livre avait éveillé mon attention alors que je regardais le Grand Journal, sur Canal +, et que le grand Ali Baddou en faisait une excellente critique, et en dévoilait la trame : dans un monde post-apocalyptique dévasté et dépeuplé, un père tente de survivre avec son fils, dernier feu qui habite encore son univers de gris. Malheureusement pour moi, le livre venait juste de sortir en grand format, et n'ayant pas les bourses nécessaires à un tel investissement, j'ai du attendre, et quelle ne fut pas ma joie lorsque je vis il y a de cela peu de temps que le roman était enfin disponible en poche chez Points ! Je me suis jeté dessus pour le dévorer.

Pas la peine de vous faire attendre plus longtemps, mon verdict est en accord avec mes attentes initiales, il s'agit là d'un très bon livre, mais avant d'en tresser un éloge, je voudrai revenir sur un point qui m'a absolument horripilé. Est-il normal que dans un livre à sept euros, l'on trouve régulièrement des coquilles plus que gênantes ? Une dans le livre, je veux bien, mais une presque toutes les huit ou dix pages, c'est absolument affolant ! Je passe encore sur le "man geais" ou le "ti rait", espaces mal placés mais qui donnent envie de s'arracher les cheveux, mais lorsque parfois, il manque des morceaux complets de phrases, c'est tout bonnement inadmissible, tellement que j'ai failli arrêter ma lecture à la vingtième page, excédé. Et la lecture se poursuit, et lorsque l'auteur veut jouer avec son style, on finit par se demander si ce n'est pas du à une faute de l'éditeur... Vraiment honteux.

Dans le roman, pas de nom, juste le fils et son père. Le lecteur les accompagne tout le long de leur voyage sur la route vers le Sud pour fuir l'hiver qui approche. Les descriptions sont fines, décomposées en plusieurs niveaux de gris, seule "couleur" de ce monde terne ravagé, couvert de cendres.
La principale préoccupation de l'homme est la survie de son fils, de ne jamais l'abandonner et de toujours le rassurer. Cependant, les dialogues entre les deux personnages s'en tiennent au strict minimum. Seuls au monde, ces deux personnages ne se parlent pas entre eux, pris par la peur et les interrogations du fils auxquelles le père ne peut répondre. Ce fils qui est pour l'homme le moteur de sa survie : il possède deux balles dans son revolver, ils sont deux. Si jamais cela devait tourner mal, il ne pourrait faire face seul sans le feu, sans son fils qui incarne la pureté du renouveau post-apocalyptique.
Face à eux, des humains redevenus animaux, que l'on entrevoit par les yeux de l'homme, lors de courtes scènes horrifiques. Est-ce qu'il y a encore des gentils ? Les gentils, acculés, peuvent-ils toujours être gentils ?
L'écriture de MacCarthy est orale, avec une accumulation de conjonctions de coordination à la place des virgules, ce qui étouffe parfois le lecteur qui ne peut pas reprendre son souffle, et se trouve entraîner malgré lui dans un long phrasé dont il a du mal à tenir le rythme. Ce n'est pas un hasard, et si j'ai pu lire certaines critiques reprochant cette approche au livre, je trouve personnellement que cela s'adapte parfaitement au thème, à la situation du roman et correspond presque dans l'esthétique à ce que vivent les personnages.

A noter qu'un film est prévu pour cette année, avec notamment Viggo Mortensen dans le rôle de l'homme. N'en doutez pas, il sera vu et passé à ma moulinette.

dimanche 14 juin 2009

Stanley Kubrick's Lolita

Obtenir le DVD de cette version de Lolita n'a pas été une sinécure. Il devait revenir à la BU le 11 mai, mais le gentil emprunteur ne l'a déposé que le 2 juin. Imaginez moi, fébrile, parcourant le rayon K tous les matins pour voir que le seul Lolita qu'il y avait était exclu du prêt.
Finalement, je l'ai eu, et j'ai pu l'emprunter. La première adaptation du roman de Nabokov, de 1962, soit très peu de temps après la parution du roman, et par un mythe comme Stanley Kubrick. Sur le papier, c'est excitant. Cependant, cette excitation ne passe pas l'épreuve des deux heures et demi de film. Non pas que le film est mauvais, non, il est bon, mais il s'agit d'une bien piètre adaptation.


J'ai plusieurs problèmes avec cette version. Tout d'abord, et cet avis n'engage que moi, James Mason fait un bien piètre Humbert Humbert : on ne ressent rien de la névrose du personnage du roman et de son goût pour les nymphettes. D'ailleurs, notre chère Dolorès n'a rien de bien sensuel tout le long du film. Non pas que j'aurai voulu du trash, nous sommes en 1962, ne l'oublions pas, mais tout de même... Il faut attendre la fin du film pour avoir une petite phrase qui explicite un peu plus la teneur des relations ente Humbert et sa belle-fille !

Cela tient à un changement structurel dans la trame scénaristique et visible au premier coup d'oeil : Sue Lyon, qui joue Dolorès, Lola, Lolita, est âgée de bien quatre ou cinq années de plus que le personnage du roman. Dès lors, rien n'est plus pareil, d'autant que Kubrick ne fait aucune mention du passé d'Humbert le nympholepte, à peine a-t-on des bribes d'Humbert le professeur. L'histoire qui lie le professeur à Lolita ressemble alors à celle d'un homme qui préfère les femmes plus jeunes, et voilà tout. Le terme de "nymphette" est cité une fois, à Ramsdale. Sans la dimension psychologique et subversive à la fois de l'épisode biographique d'Humbert et de la nymphéité de Dolorès, les déviances sexuelles racontées dans Lolita n'ont strictement plus aucun intérêt, et cela devient banal.
D'autant plus qu'aucun plan dans le film n'affirme de réelle sensualité entre les deux êtres, aucune trace du désir latent d'Humbert, tout reste très cérébral. A l'opposé du Humbert romanesque...

Stanley Kubrick signe donc ici une médiocre adaptation du roman, et je n'ai pas parlé de la mise en avant du personnage de Quilty, tantôt bien pensée et tantôt ridicule, mais qui est était je pense rendue nécessaire par la courte durée qu'impose le cinéma comparé au roman. Si l'on arrive à se détacher du roman de Nabokov, le film est bon et Kubrick nous raconte sa Lolita. En revanche, si l'on regarde le film avec l'oeil du lecteur, cela passe beaucoup moins bien.
En conclusion, un bon film, et je suppose que les cinéphiles pourront mieux en parler que moi, mais une mauvaise adaptation. Pour avoir vu celle de Lyne des années avant d'avoir lu le roman, et des bribes de souvenir qu'il me reste, il me semble que l'adaptation est meilleure. Mais j'en reparlerai dans un autre billet.