samedi 18 juillet 2009

Nothing lasts forever, even cold November Rain

« Au bout du pont gisait un mort, les bras étendus. Le teint avait noirci, mais il semblait parfois respirer, à longues inspirations, et en gonflant les joues. Il paraissait aussi cligner des paupières. N'en croyant pas mes yeux, j'ai posé mon paquet sur la balustrade et me suis timidement approché du cadavre : de sa bouche, de son nez, tombaient des flocons de vers, lesquels, groupés aussi sur les globes des yeux, et y rampant, faisaient comme bouger les paupières.
Je me suis rappelé le vers d'un poème lu, je crois dans une revue, au temps de ma première adolescence :

Ô vers, mes amis !

Et cet autre :

Ciel, fends-toi ! Terre, brûle ! Hommes, mourez, mourez !
Spectacle saisissant ! Ô vision grandiose !

Les exécrables paroles ! "Vers, mes amis !", parole de mouche ! Même les fous manquent donc de mesure ! Le 6 août à huit heures et quart, le ciel s'était vraiment fendu, la terre avait brûlé, les hommes étaient morts.
"Je ne vous le pardonnerai jamais. Où est-il, votre spectacle grandiose ? Sont-ce là vos amis ?" ai-je dit tout haut.
Pour un peu, ma haine de la guerre m'aurait fait jeter mon paquet à la rivière. Victoire, défaite, qu'importe ? Une paix injuste vaut mieux qu'une guerre soi-disant juste. »
— Masuji Ibuse, Pluie Noire, XI.


Dernier roman de ma timide exploration du Genbaku-bungaku, Pluie Noire n'en est pas pour autant la pièce mineure. A vrai dire, il doit s'agir d'un des romans dont j'ai le plus attendu après l'avoir reçu, d'où le fait que je l'ai lu en dernier dans ce cycle. Première chose, tout bête, c'est la couverture de l'édition de poche Folio, qui est admirable, et qui exprime très justement tout ce que représente le post-Hiroshima pour les survivants. Deuxième chose, et non pas des moindres, est le synopsis du roman. Dans les très grandes lignes, cinq années après le pikadon, la jeune Yasuko, qui vit avec son oncle Shigematsu et sa tante, ne se trouve pas de mari car des rumeurs courent selon lesquelles elle souffrirait du mal des atomisés, reçu par le biais de la pluie noire qui s'est abattue sur les habitants d'Hiroshima après l'explosion. Pourtant, elle ne présente aucun signe de la maladie, et Shigematsu veut prouver que sa nièce n'a pas été atteinte, et pour cela, il a recours au journal que la jeune fille tenait à l'été 1945. Sans vouloir dévoiler quoi que ce soit, le journal de Yasuko ne sera pas le seul utilisé par l'auteur, et c'est par de nombreux écrits de personnages que Masuji Ibuse nous fait partager différents points de vue sur la vie des civils japonais à la fin de la guerre et surtout sur ce fameux jour du 6 août 1945, et les suivants qui ont mené à la capitulation du Japon.

Que dire, que dire sur Pluie Noire ? Face à cette page blanche, je me le demande encore tellement il y a de choses à dire, tellement le roman est dense. Le recours romanesque aux journaux et aux notes de différents personnages est un pari osé mais réussi, jamais l'on ne sent que cela a été mis par artifice, c'est réellement au service du récit. Cette double narration met en lumière deux aspects qui ne pouvaient être présents par exemple dans Hiroshima, Fleurs d'été, que sont les conséquences immédiates du pikadon et celles sur le long terme, non pas seulement sur le thème du mal des atomisés, mais également sur la société japonaise d'après-guerre qui oublie Hiroshima et Nagasaki et semble hostile envers ces rescapés qui rappellent ostensiblement un passé qu'ils voudraient oublier. De plus, le recours aux journaux laisse une forme d'authenticité, agrémentée par quelques notes postérieures. La diversité des points de vue est une force, mais aussi une nécessité pour embrasser d'un seul coup la multitude de situations, de réactions face au 6 août 1945 : la jeune fille qui était hors de la ville et qui y revient, le médecin militaire proche de l'épicentre, la femme de celui-ci qui le recherche dans les ruines, l'oncle à une distance raisonnable de l'épicentre qui lutte pour apporter la subsistance à sa famille...
Du côté de l'écriture, c'est également très varié. Du point de vue de Shigematsu dans le temps du récit, on retient une inquiétude et une forme de culpabilité, tout en restant dans un contemplatif très japonais. En revanche, et cela renforce une fois encore la réalité du récit, chaque extrait de journal possède un style qui lui est propre, et l'on suit cette imbrication de destins sans jamais se lasser, Ibuse distillant savamment des temps de pause dans les récits, en sachant préserver le suspens, mais également son lecteur afin de ne pas tout de suite lui donner toutes les clés, faisant de Pluie Noire un régal à lire, et un terreau fertile pour penser, s'interroger sur la guerre, l'arme atomique, la disparition, le deuil, la culpabilité et le devoir.


« Si j'ai tout noté, jusqu'à la magie du moxa chez les infirmières, qui est un détail réel et vrai, et si j'ai donné les statistiques de la mortalité de ceux qui avaient parcouru les ruines du sinistre, c'est que je n'ai plus à me taire sur la terreur de la bombe atomique : la demande en mariage de ma nièce Yasuko, qui allait se précisant rapidement, a été brusquement annulée par le prétendant Aono. De plus, Yasuko a commencé à présenter les symptômes de la maladie atomique. Tout est fini ! Il ne m'est plus possible de me taire, à présent que je n'en ai plus besoin. Il semble que Yasuko ait annoncé au jeune homme par une lettre éplorée l'apparition des symptômes, mais est-ce l'amour ou le désespoir qui l'a poussée à cet aveu ?
Sa vue baisse de plus en plus, et elle a des bourdonnements d'oreille : lorsqu'elle me l'a avoué pour la première fois dans le petit salon, j'ai vu ce dernier disparaître, et surgir dans un ciel d'azur un grand nuage-méduse. Je l'ai vu distinctement. »
— Masuji Ibuse, Pluie Noire, XV.


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