mercredi 9 septembre 2009

And the ground beneath her feet...

« Pourquoi faisons-nous si grand cas des chanteurs ? Où réside le pouvoir des chansons ? Dans la pure étrangeté de l'existence du chant. La note, la gamme, l'accord ; les mélodies, les harmonies, les arrangements ; les symphonies, les raggas, les opéras chinois, le jazz, le blues : que de telles choses puissent exister, qu'on ait pu découvrir les intervalles et les écarts magiques que donnent les pauvres grappes de notes, tout cela dans l'empan, l'étendue de la main humaine, à partir de laquelle on peut construire nos cathédrales de son, c'est un mystère aussi alchimique que les mathématiques, le vin ou l'amour. Les oiseaux nous l'ont peut-être appris. Peut-être pas. Peut-être sommes-nous simplement des créatures à la recherche de l'extase. Nous n'en avons pas beaucoup. Nos vies ne sont pas ce que nous méritons, elles sont, mettons-nous bien d'accord, douloureusement insuffisantes. La chanson les transforme en quelque chose d'autre. La chanson nous montre un monde digne de notre ardent désir, elle nous montre notre être intime comme il devrait être, si nous étions dignes du monde.
Cinq mystères tiennent les clefs de l'invisible : l'acte amoureux, la naissance d'un enfant, la contemplation des grandes oeuvres d'art, la présence de la mort et du désastre, et l'écoute de la voix humaine qui chante. C'est à ces moments-là que les serrures de l'univers s'ouvrent et que nous avons un aperçu de ce qui est caché ; la nef de l'ineffable. A ces moments-là, la splendeur retombe sur nous : la ténébreuse splendeur des tremblements de terre, l'émerveillement insaisissable d'une vie nouvelle, le rayonnement du chant de Vina. »
— Salman Rushdie, La Terre sous ses Pieds, I.

La Terre sous ses Pieds.
J'ai mis du temps avant de m'attaquer à ce livre, cadeau de Saint Valentin (oui, nous sommes bien en septembre). Pavé de 800 pages écrit par l'auteur indien Salman Rushdie, ce roman avait tout pour me plaire, ce n'est pas pour rien que mon aimée me l'a offert : cela parle de rock n' roll. Seulement, cela n'aborde pas que ce thème qui est tout de même central dans le livre. En effet, il ne s'agit pas d'un roman sur l'accession à la gloire d'un groupe de rock, mais un roman global qui brasse des dizaines de vies de personnages d'horizons différents qui ont chacun leur part dans la grande histoire que nous conte Rushdie, entre l'Inde et l'Occident.

Si je devais exprimer ce roman en un mot, je choisirai celui de "fresque". Je ne vois pas comment il serait possible de dépeindre autrement l'histoire des vies de Vina Apsara et Ormus Cama, Eurydice et Orphée modernes. Une sorte d'immense tableau peuplé de personnages différents qui ajoutent à la beauté de la peinture. Tentons de résumer en quelques phrases l'intrigue principale du livre : après la mort de Vina Apsara, rock star mondiale ex-membre de VTO dans lequel elle formait avec son amour de toujours Ormus Cama un duo dantesque, Rai Merchant, un ami d'enfance et amant malheureux, décide de raconter leur histoire à tous les trois, depuis leur enfance à Bombay jusqu'aux plus hautes marches du monde.

Tout est excessif dans Ormus et Vina, de leur amour à leur célébrité. Véritables symboles de la musique et même du monde, leur accession au panthéon du rock n' roll ne nous est pas contée comme l'on pourrait s'y attendre, avec une foule de détails de concerts, de backstages, etc. Non, Rushdie, par la plume de Rai, fait comme si nous connaissions tous VTO, comme si nous les avions tous vus en concert jouer leurs titres les plus symboliques de leur temps. Dans ce monde parallèle où Kennedy n'est pas mort, le Watergate un roman et Lennon toujours en vie, ne pas connaître VTO est impossible. Le récit avance ainsi, se reposant sur des acquis supposés du lecteur, qui sont bien heureusement disséminés ici et là, autour de quelques détails, ou rappelés par Rai. Le lecteur est vraiment pris à parti et renforce son implication dans cette histoire.

Pour en revenir à la foule de personnages, ceux-ci ne sont pas traités superficiellement, avec un petit background gentillet et c'en est terminé. Ils sont fouillés et si pour cela, Rushdie doit passer une dizaine de pages rien que sur lui, il le fait et cela ne le gêne pas, et nous non plus. La diversité des situations et des histoires dans un seul roman est prodigieuse, et nous fait voyager d'un bout à l'autre de la terre, entre le Bombay de Rai, les jungles du sous-continent, l'Angleterre et son âge d'or du rock, New-York, le Mexique... Quelques passages sont un peu longuets mais tout est présent pour le divertissement du lecteur qui ne peut que trouver son compte, car il se passe toujours quelque chose.

« - Oui, dit Sir Darius. Mais que fait-on de l'extériorité ? Que fait-on de tout ce qu'on considère comme au ban de la société, au-dessus de la mêlée, indigne d'attention ? Que fait-on des bannis, des lépreux, des parias, des exilés, des ennemis, des revenants, des paradoxes ? Que fait-on de ceux qui sont éloignés ? Merde. (Il se retourna vers son enfant silencieux assis dans l'ombre de la pièce.) Que fait-on de Virus ?
- Je ne suis pas sûr de comprendre.
William Methwold était perdu.
- Que fait-on des gens qui ne peuvent appartenir à rien ?
- A quoi ? Appartenir à quoi ?
- A n'importe quoi. A n'importe qui. N'importe où. Ceux qui n'ont pas d'attaches psychiques. Des comètes qui traversent l'espace et qui échappent à tout champ gravitationnel.
- Si de tels gens existent, proposa Methwold, ne sont-ils pas rarae aves ? Très rares ? A-t-on vraiment besoin d'un quatrième concept pour les expliquer ? Ne sont-ils pas, eh bien, comme des vieux papiers et tout ce qu'on jette à la poubelle ? Ne sont-ils pas tout simplement l'exception à la règle ? Des pièces rapportées ? Ne peut-on pas simplement les rayer de la liste ? S'en débarrasser ? Les mettre à la porte du club ?
Mais Sir Darius Xerxes Cama n'écoutait pas. Debout devant la grande fenêtre de la bibliothèque, il regardait la mer d'Oman.
- Les seules personnes qui voient la totalité du tableau, murmura-t-il, sont celles qui sortent du cadre. »
— Salman Rushdie, La Terre sous ses Pieds, II.

Divertissement, oui, mais pas que. La réflexion n'est jamais absente des phrases de Salman Rushdie, entre les recherches du père d'Ormus, dont est extrait le passage ci-dessus, à propos du rapprochement entre les mythologies européennes et indiennes et des catégorisations des populations. Cette mythologie imprègne le texte et Rai ne se prive pas de faire moults références à Dionysos et aux mythes grecques en général. Ormus et Vina ne sont-ils pas les incarnations modernes d'Orphée et d'Eurydice (voir le dernier concert de VTO) ? Au travers même de ces personnages poussés à l'excès, l'on trouve aussi bien une critique des malaises de notre temps que de l'influence de l'Occident sur l'Orient et de l'Orient sur l'Occident et les visions qu'ont les deux l'un de l'autre.

Si je devais énoncer quelques critiques négatives à l'encontre du livre, ce serait peut-être qu'il s'éternise un peu sur la fin, mais surtout le fait que Rushdie ait rajouté une dose de spiritisme, de fantastique à son livre qui peut très bien passer à très petite dose (et encore) mais qui a parfois failli me faire fermer le livre tellement cela m'a dérangé dans ma lecture, un peu comme un gros cheveu dans une excellente soupe avec des pâtes en forme de lettres. Cependant, une fois digérées, cela n'empêche pas d'apprécier la globalité d'un roman qui divertit, qui fait voyager et qui fait réfléchir.

« - Epouse-moi.
Il enlève la bague à pierre de lune de la main droite de Vina et essaie de la lui passer à l'annulaire de la main gauche en signe de fiançailles.
- Epouse-moi tout de suite.
Vina se raidit, elle résiste au changement de doigt. Non, elle ne l'épousera pas. Elle refuse, le rejette carrément, sans prendre le temps de réfléchir. Mais elle ne résiste pas à la bague, elle l'accepte, elle ne peut s'empêcher de la regarder. (Le chauffeur de taxi, curieux, un Sikh, tend l'oreille.)
- Pourquoi ?
Le hurlement d'Ormus est pitoyable, même un peu pathétique. Vina offre au chauffeur de taxi plus de spectacle qu'il n'en avait espéré.
- Tu es le seul homme que j'aimerai jamais, promet-elle à Ormus. Mais crois-tu sérieusement que tu es le seul type avec qui je vais baiser ?
»
— Salman Rushdie, La Terre sous ses Pieds, IV.

En lisant les paroles des chansons de VTO disséminées ici et là dans le roman, je me suis dit qu'elles rendraient réellement bien en chanson. En cherchant des informations sur le livre, j'ai trouvé un clip de U2, The Ground Beneath her Feet. Salman Rushdie y faisant une apparition, le doute n'est pas permis, et les paroles sont exactement les mêmes que celles écrites par Ormus pour cette chanson-hommage à Vina Apsara.




A noter qu'une adaptation cinématographique par Raoul Ruiz était prévue en 2001 avec Salma Hayek dans le rôle de Vina Apsara, mais le temps a passé et je pense qu'il est certain que ce projet ne verra jamais le jour.

1 commentaire:

  1. J'avoue que moi aussi j'ai trouvé les passages avec les esprits un peu tirés par les cheveux mais ils illustrent bien la technique de "réalisme magique" qui vise à intégrer dans un récit réaliste des éléments surnaturels. Cela permet le passage d'un monde connu ou reconnaissable à un autre monde plus mystérieux et en cela ça peut être vu comme une métaphore des relations entre l'Est et l'Ouest qui est un sujet que Rushdie aborde souvent dans ses romans. Encore une fois je reconnais que dans La Terre sous ses pieds la technique n'est pas utilisée de manière subtile et elle est selon moi nettement plus convaincante dans Les Enfants de Minuit (que je te conseille fortement). En tout cas je suis contente que ce livre t'ait plu :)

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